Je reconnus immédiatement l'un d'eux.

Cette figure qui avait l'impassibilité d'un masque, ces façons pleines de réserve, ne pouvaient appartenir qu'à Ambroise l'ancien valet de mon oncle.

Quant à l'autre, il était tout différent et offrait un aspect des plus singuliers.

Il était de haute taille, enveloppé dans une robe de chambre de nuance foncée et s'appuyait de tout son poids sur une canne.

Sa longue figure exsangue était si maigre, si blême, que par une étrange illusion on aurait pu la croire transparente.

C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrivé de voir une face aussi défaite.

Sa chevelure mêlée de mèches grises, son dos courbé auraient pu le faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses sourcils, la vivacité et l'éclat des yeux noirs qui brillaient au- dessous, suffirent pour me faire douter que ce fût réellement un vieillard qui se tenait devant nous.

Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lancé avec emportement par Sir Lothian Hume.

-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'écria-t-il.

-- Entièrement a votre service, gentlemen, répondit l'étrange personnage en robe de chambre.

XX -- LORD AVON

Mon oncle était essentiellement un homme impassible et cette impassibilité s'était encore développée sous l'influence de la société dans laquelle il vivait.

Il aurait pu retourner une carte de laquelle dépendit sa fortune sans qu'un de ses muscles eut bougé et je l'avais vu conduire à une allure qui eût pu lui être mortelle, sur la route de Godstone, en gardant l'air aussi calme que s'il eût fait sa promenade quotidienne sur le mail.

Mais la secousse qu'il reçut à ce moment même fut si forte, qu'il dut rester immobile, les joues pâles, le regard fixe, avec une expression d'incrédulité.

Deux fois, je vis ses lèvres s'ouvrir, deux fois, il porta la main à sa gorge, comme si une barrière s'était dressée entre lui et son désir de parler.

Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les mains tendues en avant, comme pour les accueillir.

-- Ned! s'écria-t-il.

Mais l'étrange personnage, qui était debout devant lui, croisa les bras sur la poitrine.

-- Non, Charles, dit-il.

Mon oncle s'arrêta et le regarda avec stupéfaction.

-- Assurément, Ned, vous allez me faire bon accueil, après tant d'années.

-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu cela dans votre attitude dans cette terrible matinée. Vous ne m'avez jamais demandé d'explication. Vous n'avez jamais réfléchi combien il était impossible qu'un homme de mon caractère eût commis un tel crime. Au premier souffle du soupçon, vous, mon ami intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regardé comme un voleur et un assassin.

-- Non, non, Ned.

-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela que désireux de mettre en mains sûres l'être qui m'était le plus cher au monde, j'ai dû renoncer à vous et le confier à l'homme qui jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fût élevé dans un milieu humble et qu'il ignorât son malheureux père plutôt que d'apprendre à partager les doutes et les soupçons de ses égaux.

-- Alors il est réellement votre fils? s'écria mon oncle en jetant sur Jim un regard stupéfait.

Pour toute réponse, l'homme leva son long bras décharné et posa sa main amaigrie sur l'épaule de l'actrice qui le regarda avec l'amour dans les yeux.

-- Je me suis marié, Charles, et j'ai tenu la chose secrète parce que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous connaissez le sot orgueil qui a été toujours le trait le plus prononcé de mon caractère. Je n'ai pu me décider à avouer ce que j'avais fait. C'est cette négligence de ma part, qui a amené une séparation entre nous et dont le blâme doit retomber sur moi et non sur elle. Néanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai retiré l'enfant et assuré une rente, à la condition qu'elle ne s'occupât point de lui. Je craignais que l'enfant ne fût gâté par elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il pouvait lui faire du bien. Mais dans ma misérable existence, Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son action, et que, sans aucun doute, nous sommes poussés par un courant invisible vers un but déterminé, quoique nous puissions nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grâce à nos coups de rame et à nos voiles que nous hâtons notre marche.

J'avais tenu mon regard fixé sur mon oncle, pendant qu'il écoutait ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tombèrent de nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume.

Il était debout près de la fenêtre.

Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiéreuses.

Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des passions diverses et mauvaises: la colère, la jalousie et l'avidité déçue.

-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et rauque, que ce jeune homme prétend être l'héritier de la pairie d'Avon?

-- Il est mon fils légitime.

-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de votre fils. Je défie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait jamais admis l'existence d'un autre héritier que moi.

-- Sir Lothian, j'ai déjà fait connaître les motifs qui m'ont fait tenir mon mariage secret.

-- Vous avez donné une explication, monsieur. Mais c'est à d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez à prouver que votre explication est satisfaisante.

Deux yeux noirs étincelèrent sur la figure pâle et défaite et produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumière jaillissait à travers les fenêtres d'une demeure croulante et ruinée.

-- Vous osez mettre en doute ma parole?

-- Je demande une preuve.

-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent.

-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de motifs pour accepter votre affirmation.

C'était un langage brutal exprimé sur un ton brutal.

Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grâce à l'intervention de sa femme d'un côté et de son fils de l'autre, qu'il ne porta pas ses mains frémissantes à la gorge de son insulteur.

Sir Lothian Hume recula devant cette pâle figure animée où la colère brillait sous les noirs sourcils, mais il continua à porter des regards furieux autour de la pièce.

-- Un complot fort bien combiné, s'écria-t-il, où un criminel, une actrice et un boxeur de profession ont chacun leur rôle. Sir Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous aussi, mylord.

Il tourna sur les talons et sortit à grands pas.

-- Il est allé me dénoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversée par une convulsion d'orgueil blessé.

-- Faut-il que je le ramène? s'écria le petit Jim.

-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai déjà pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frère et ma famille et dont je me suis acquitté au prix d'amères souffrances.

Jim Harrison, boxeur Page 73

Arthur Conan Doyle

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