-- Vous avez été injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je vous avais oublié ou que je vous avais jugé défavorablement. Si je vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du témoignage de mes yeux, j'ai toujours pensé que cet acte avait été commis dans un moment d'égarement et que vous n'en aviez pas plus conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait.

-- Que voulez-vous dire en parlant du témoignage de vos yeux? dit Lord Avon en regardant fixement mon oncle.

-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite.

-- Vous m'avez vu? Où?

-- Dans le corridor.

-- Et qu'est-ce que je faisais?

-- Vous sortiez de la chambre de votre frère. J'ai entendu sa voix qui exprimait la colère et la douleur un court instant auparavant. Vous teniez à la main un sac d'argent et votre figure exprimait la plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de quelle façon vous êtes venu là, vous m'ôterez de dessus le coeur un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces années.

Personne n'aurait reconnu, en ce moment-là, l'homme qui donnait le ton à tous les petits-maîtres de Londres.

En présence de cet ami d'autrefois, devant la scène tragique qui se jouait devant lui, le voile de trivialité et d'affectation venait de se déchirer et je sentais toute ma gratitude envers lui s'accroître et se changer en affection, lorsque je considérais sa figure pâle et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en attendant les explications de son ami.

Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence de quelques minutes, dans le demi-jour de la pièce.

-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'étonne plus que vous ayez été ébranlé. Mon Dieu, quel filet était tendu autour de moi. Si cette accusation méprisable avait été proférée contre moi, vous, mon ami le plus cher, vous auriez été contraint de chasser tous les doutes qui vous restaient encore sur ma culpabilité. Et pourtant, Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous dans cette affaire.

-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi.

-- Mais vous n'êtes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans vos yeux. Vous désirez savoir comment un homme, qui était innocent, s'est caché pendant tout ce temps.

-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre réponse à cette question.

-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez combien il m'était cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver que mon frère s'était rendu coupable du crime le plus vil que puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai vécu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai à peine quarante ans. Mais maintenant que je suis réduit à l'alternative de dire tout ce qui s'est passé à propos de mon frère ou de faire tort à mon fils, il n'y a pour moi qu'un parti à prendre et je l'adopte d'autant plus volontiers que j'ai des raisons d'espérer. Il pourra se présenter quelque circonstance qui empêchera ce que j'ai à vous apprendre de parvenir aux oreilles du public.

Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux soutiens, il traversa la pièce d'un pas chancelant en se dirigeant vers l'étagère couverte de poussière. Là, au centre, se trouvait cet amas fatal de cartes tachées par le temps et la moisissure, tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs années auparavant.

Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine qu'il tendit à mon oncle.

-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de chaque carte, et promenez légèrement vos doigts dans les deux sens, dites-moi ce que vous sentez.

-- On dirait qu'elle a été piquée avec une épingle.

-- Justement. Et quelle est cette carte?

-- Le roi de trèfle. -- Examinez l'angle inférieur de cette carte.

-- Elle est tout à fait lisse.

-- Et cette carte, c'est?...

-- Le trois de pique.

-- Et cette autre?

-- Elle a été piquée: c'est l'as de coeur.

Lord Avon les jeta violemment à terre.

-- Eh bien, la voilà cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi?

-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut aller jusqu'au bout.

Le frêle personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en un violent effort.

-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. J'espère que jamais je ne me retrouverai dans la nécessité de rouvrir les lèvres au sujet de cette misérable affaire.

«Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous perdions. Vous vous rappelez que vous vous êtes retirés, que vous m'avez laissé tout seul, assis dans cette même pièce, à cette même table.

«Loin d'être fatigué, j'étais tout à fait éveillé et je passai une heure ou deux à repasser dans mon esprit les incidents du jeu et les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon état de fortune.

«Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule consolation était que mon frère avait gagné. Je savais bien que par suite de sa conduite irréfléchie, il était dans les griffes des Juifs et j'espérais que ce qui avait ébranlé ma position aurait pour effet de raffermir la sienne.

«Comme j'étais là à manier distraitement les cartes, le hasard me fit remarquer les petites piqûres que vous venez de sentir. J'examinai les paquets et, à mon indicible horreur, je reconnus que quiconque aurait été au courant de ce secret aurait pu les distribuer de façon à se rendre un compte exact des sortes de cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires.

«Et alors, le sang me montant à la tête dans un mouvement de honte et de dégoût que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon attention avait été frappée de la façon dont mon frère distribuait les cartes, de sa lenteur et de sa manière de tenir les cartes par le bord inférieur.

«Je ne le condamnai pas à la légère, je restai longtemps à peser les moindres indices qui pouvaient lui être favorables ou défavorables.

«Hélas, tout concourait à confirmer mes horribles soupçons et à les changer en certitude.

«Mon frère avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing dans Bond Street. Il les avait gardées plusieurs heures dans sa chambre. Il avait joué avec une décision qui alors avait causé notre surprise. «Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher à moi-même que sa vie passée n'était point telle qu'elle dût faire croire qu'il lui était impossible de commettre un crime aussi abominable.

«Tout vibrant de colère et d'humiliation, je montai tout droit par l'escalier, ces cartes à la main, et je lui jetai à la face, son crime, le plus bas, le plus dégradant que pût commettre un coquin.

«Il ne s'était pas encore mis au lit et son gain était resté éparpillé sur la table de toilette.

«Je ne savais guère que lui dire, mais les faits étaient si terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute.

«Vous vous le rappellerez, car c'était la seule circonstance atténuante qu'il y eût à son crime, il n'avait pas encore vingt et un ans.

Jim Harrison, boxeur Page 74

Arthur Conan Doyle

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