Une femme était debout à côté de lui, la main posée sur son épaule. Je vis que c'était Miss Hinton, d'Anstey Cross.

-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en s'avançant, lorsque nous descendîmes de voiture.

Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigué.

-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant, madame...

-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir oublié Polly Hinton.

-- Oubliée! Mais nous avons tous pris votre deuil, à Pop's Alley pendant plus d'années que je ne voudrais. Mais je me demande avec surprise...

-- Je me suis mariée secrètement et j'ai quitté le théâtre. Je tiens à vous demander pardon de vous avoir enlevé Jim, la nuit dernière.

-- C'était donc vous?

-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les vôtres. Vous étiez son patron, moi j'étais sa mère.

Et en parlant, elle attira vers elle la tête de Jim.

À ce moment, où leurs joues étaient près de se toucher, ces deux figures, l'une qui portait encore les traces d'une beauté féminine en train de s'effacer, l'autre où se peignait la force masculine en plein développement, ces deux figures avaient un tel air de ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, leur front large et blanc que je m'étonnai de ne pas avoir deviné leur secret, dès le jour où je les avais vus ensemble.

-- Oui, c'est mon garçon à moi et il m'a sauvé de quelque chose qui était pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra vous le dire. Mais mes lèvres étaient scellées et c'est seulement hier soir que j'ai pu lui dire que c'était à sa mère qu'il avait rendu le charme de la vie à force de douceur et de patience.

-- Chut, ma mère! dit Jim en posant les lèvres sur la joue de sa mère. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, dites-moi, Sir Charles, comment s'est passé le combat?

-- Votre oncle aurait remporté la victoire, mais des gens de la populace ont forcé le ring. -- Il n'était pas mon oncle, Sir Charles, mais il a été pour moi et pour mon père l'ami le meilleur, le plus fidèle qu'il y ait eu au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais il n'a pas eu trop de mal, j'espère?

-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse justifier la façon dont vous avez rompu votre engagement, d'un seul mot.

-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez qu'il m'eût été impossible d'agir autrement. Mais si je ne me trompe pas, voici Sir Lothian Hume.

La barouche jaune avait enfilé l'avenue, et peu d'instants après, les chevaux harassés, essoufflés, venaient de s'arrêter derrière notre voiture.

Sir Lothian sauta à bas, d'un air sombre qui présageait la tempête.

-- Restez où vous êtes, Corcoran, dit-il.

Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui était son compagnon de voyage.

-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a l'impertinence de m'adresser une invitation à visiter ma propre maison, et où diable voulez-vous en venir en envahissant ma propriété?

-- Je vous réponds que vous comprendrez cela et bien d'autres choses encore, dit Jim qui avait sur les lèvres un sourire énigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes efforts pour vous expliquer tout cela.

Et tenant la main de sa mère, il nous conduisait dans cette chambre fatale où les cartes étaient encore entassées sur le guéridon et où la tache sombre se dissimulait encore dans un coin.

-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'écria Sir Lothian qui se plaça les bras croisés près de la porte.

-- Mes premières explications, c'est à vous que je les dois, Sir Charles.

Et, en écoutant ses paroles et en observant ses manières, je ne pus qu'admirer le résultat produit sur un jeune paysan par la société de cette femme qui était sa mère sans qu'il le sût.

-- Je tiens, reprit-il, à vous dire ce qui se passa cette nuit-là.

-- Je vais le raconter à votre place, Jim, dit sa mère. Vous devez savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connût rien au sujet de ses parents, nous étions vivants tous les deux et que nous ne l’avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laissé agir à son gré, aller à Londres et relever ce défi. C'est seulement hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son père, qui ne voulut le permettre à aucun prix. Il était dans un état d'extrême faiblesse et il ne fallait pas s'opposer à ses désirs. Il me donna l’ordre de partir aussitôt et de ramener son fils auprès de lui. Je ne savais que faire, car j'étais convaincue que Jim ne viendrait jamais à moins qu'on ne lui trouvât un remplaçant. J'allai trouver les braves gens qui l'avaient élevé. Je les mis au fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eût été son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte qu'ils vinrent à mon aide. Que Dieu les bénisse pour leur bonté envers une épouse et une mère affligée. Harrison consentait à prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son père. Alors, je me rendis en voiture à Crawley. Je découvris où était la chambre de Jim et je lui parlai par la fenêtre, car j'étais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient point partir. Je lui dis que j'étais sa mère. Je lui dis qui était son père. Je lui dis que mon phaéton attendait et que j'étais à peu près certaine qu'il arriverait à peine assez à temps pour recevoir la dernière bénédiction de ce père qu'il n’avait jamais connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant que je lui eusse affirmé qu'Harrison le remplacerait.

-- Pourquoi n'a-t-il pas laissé un mot pour Belcher?

-- J’avais la tête perdue, Sir Charles. Trouver un père et une mère, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mère me demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaéton attendait, mais nous étions à peine en route, qu'un individu saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lâcha la trique dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui me débarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis m'imaginer qui ils étaient et quel motif ils pouvaient avoir de nous attaquer.

-- Peut-être que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit mon oncle.

Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournèrent de notre côté avec une expression des plus menaçantes.

-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon père, je descendis...

Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'étonnement. -- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous êtes venu ici, et vous avez vu votre père, ici, à la Falaise royale?

-- Oui, monsieur.

Mon oncle devint très pâle:

-- Au nom du ciel, dites-nous alors où est votre père?

Jim pour toute réponse nous fit signe de regarder derrière nous, et nous nous aperçûmes que deux hommes venaient d'entrer dans la pièce par la porte qui donnait sur l'escalier.

Jim Harrison, boxeur Page 72

Arthur Conan Doyle

Scottish Authors

Free Books in the public domain from the Classic Literature Library ©

Sir Arthur Conan Doyle
Classic Literature Library
Classic Authors

All Pages of This Book