Ils sont dans la proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vous cela, quand ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre. Écoutez, écoutez, écoutez! Voici la vieille musique qui reprend!

Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une canonnade quelque part au loin, à l'est de nous.

C'était grave et rauque.

On eût dit un rugissement de quelque bête féroce, toute barbouillée de sang, qui ne prospère qu'aux dépens des existences humaines.

Au même instant on cria derrière nous « Eh! Eh! Eh! » et quelqu'un commanda d'une voix forte: « Laissez passer les canons! »

Je tournai la tête et je vis les compagnies d'arrière-garde ouvrir soudain les rangs et se jeter de chaque côté de la route, pendant que six chevaux couleur crème, attelés par paires, galopant ventre à terre, arrivaient à grand fracas dans l'espace libre, traînant un beau canon de douze qui tournait et craquait derrière eux.

Puis, il en vint un second, un troisième, vingt quatre en tout, ils passèrent près de nous avec grand bruit, grand vacarme, les hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnés aux canons et aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs fouets, les crinières flottant au vent, les écouvillons et les seaux s'agitant avec un bruit de ferraille.

L'air était tout remué de cette agitation fébrile, du tintement sonore des chaînes.

Un grandement sourd monta des fosses.

Les artilleurs y répondirent par des cris, et nous vîmes rouler devant nous un nuage gris, et quantité de bonnets à poils firent par moments tache dans l'obscurité.

Puis les compagnies se refermèrent, pendant que le grondement qui s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que jamais.

-- Il y a là trois batteries, dit le sergent. Ce sont des Bull et des Webber Smith. Ces derniers sont neufs. Il y en a davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissée par un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez à être atteint, donnez la préférence à un canon de douze, car un de neuf vous écrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en deux comme une carotte.

Et il continua, en me donnant des détails sur les horribles blessures qu'il avait vues, ce qui glaçait mon sang dans mes veines.

Vous auriez frotté toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que vous ne les auriez pas rendues plus blanches.

-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il.

À ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commençai à comprendre que cet homme essayait de nous faire peur.

Je me mis aussi à rire, et les autres en firent autant, mais on ne riait pas de très bon coeur.

Le soleil était presque au-dessus de nos têtes quand on fit halte, dans une petite localité nommée Hal.

Il y a là une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon shako. Jamais une cruche d'ale d'Écosse ne me parut aussi bonne que cette eau-là.

Des canons passèrent encore devant nous, puis les Hussards de Vivian: il y en avait trois régiments, fort coquets sur leurs beaux chevaux bai-brun.

C'était un régal pour l'oeil.

Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie à côté de moi, quelques années auparavant, j'avais assisté à la lutte du navire de commerce contre les corsaires.

Ce bruit était maintenant si fort qu'il me semblait que l'on devait se battre de l'autre côté du bois le plus proche, mais mon ami le sergent en savait plus long.

-- C’est à douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en être certain, le général sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans quoi nous ne serions pas à nous reposer à Hal.

Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute après, le colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et de bivouaquer sur place.

Nous y passâmes toute la journée, pendant laquelle nous vîmes défiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, Anglais, Hollandais, Hanovriens.

La musique endiablée dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct.

Vers huit heures du soir, elle cessa complètement.

Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de patience.

Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout le matin, mais vers midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avançâmes jusqu'à un petit village appelé Braine le... je ne sais plus quoi.

Il n'était que temps, car un orage terrible fondit tout à coup sur nous, déversant des torrents d'eau qui changèrent tous les champs et tous les chemins en marais et bourbiers.

Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y trouvâmes deux traînards, l'un faisait partie d'un régiment à jupon, l'autre était un homme de la légion allemande, et ils avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussi sombres que le temps.

La Grande Ombre Page 37

Arthur Conan Doyle

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