Dans de certains moments, nous pensions qu’il n'était qu'un adroit imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de talents serait-il venu perdre son temps dans le comté de Berwick?

Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que sa vie avait en effet un passé très rempli.

Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour très proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le même qui avait dansé autour du feu de joie avec sa soeur et les deux bonnes.

Il s'était rendu à Londres pour quelque affaire relative à sa pension et à son indemnité de blessure, et avec quelque espoir qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il ne revint que vers la fin de l’automne.

Dès les premiers jours de son retour, il descendit pour nous rendre visite, et alors ses yeux se portèrent pour la première fois sur de Lapp.

Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille stupéfaction.

Il regarda fixement notre hôte pendant une longue minute sans dire seulement un mot.

De Lapp lui rendit ce regard avec la même persistance, mais sans que rien indiquât qu'il le reconnaissait.

-- Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me regardez comme si vous m'aviez déjà vu.

-- En effet je vous ai vu, dit le major.

-- Jamais, que je sache.

-- Mais je le jure.

-- Où donc, alors?

-- Au village d'Astorga, en 18...

De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin.

-- Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous êtes le parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille.

Il le prit à part, causa en français avec lui, d'un air très sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant des explications, pendant que le major hochait de temps à autre sa vieille tête grisonnante.

À la fin, ils parurent s'être mis d'accord pour quelque convention, et j'entendis le major dire à plusieurs reprises: Parole d'honneur, et ensuite Fortune de la guerre, mots que je compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort loin.

Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait jamais aller à la même familiarité de langage, dont nous usions avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect.

Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait à ce sujet, Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui.

Jim Horscroft passa tout cet été à la maison, mais vers la fin de l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les cours d'hiver, car il se proposait de travailler assidûment et d'obtenir son diplôme au printemps prochain, s’il pouvait, et il reviendrait passer la Noël.

Il y eut donc une grande scène d’adieu entre lui la cousine Edie.

Il devait faire poser sa plaque et se marier dès qu'il aurait le droit d'exercer.

Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle tendresse, et elle avait de son côté, quelque affection pour lui, à sa manière, et en effet, elle eût cherché en vain dans toute l'Écosse un plus bel homme que lui.

Cependant quand il était question de mariage, elle faisait une légère grimace en songeant que tous ses rêves mirifiques aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de campagne. Mais tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et elle se décida pour le meilleur des deux.

Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions d'une classe tout à fait différente de la nôtre: donc il ne comptait pas.

En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé sur ce point: Edie se préoccupait-elle ou non de lui?

Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient guère attention l’un et l’autre.

Après son départ, ils se rencontrèrent plus souvent, ce qui était assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps d'Edie.

Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le trouvait pas à son gré, et pourtant elle n'était pas à son aise lorsqu'il n'était pas là le soir.

Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à causer avec lui, à lui faire mille questions.

Elle se faisait décrire par lui les costumes des reines, dire sur quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles portaient à leurs chapeaux, et je finissais par m'étonner qu'il trouvât réponse à tout cela.

Et pourtant il avait toujours une réponse. Il jouait de la langue avec tant de dextérité, de vivacité. Il montrait tant d'empressement à l'amuser, que je me demandais comment il se faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour lui.

Bref, l'été, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se passèrent, nous étions encore tous très heureux ensemble.

L’année 1815 était déjà fortement entamée.

Le grand Empereur vivait toujours à l'île d'Elbe, se rongeant le coeur; tous les ambassadeurs, réunis à Vienne, continuaient à se chamailler sur la façon de se partager la peau du lion, maintenant qu'ils l'avaient réduit aux abois pour tout de bon.

La Grande Ombre Page 26

Arthur Conan Doyle

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