«Je cachai ce rasoir dans un endroit où personne ne l'a jamais découvert, mais ma frayeur m'empêcha d'aller chercher l'autre arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prévu les conséquences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa présence contre mon maître.

«Voilà donc, Lady Avon, le récit exact et sincère de la façon dont est mort le capitaine Barrington.

-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colère, que vous ayez toujours laissé un innocent en butte à une persécution, alors qu'un mot de vous l'aurait sauvé.

-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour croire que cette démarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. Comment pouvais-je lui dire tout cela sans révéler le scandale de famille qu'il mettait tant de soin à cacher? J'avoue qu'au début je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le temps de savoir ce que je devais faire.

«Pendant bien des années, je puis dire même depuis que je suis entré à votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmenté et j'ai juré que si jamais je retrouvais mon ancien maître, je lui révélerais tout.

«Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontée par le jeune Mr Stone, ici présent, m'a montré la possibilité que les chambres secrètes de la Falaise royale fussent le séjour de quelqu'un.

«J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait caché. Je n'ai pas perdu un moment pour le découvrir et lui offrir de faire tout ce qui serait en mon pouvoir.

-- Il dit la vérité, conclut Lord Avon, mais il eut été bien étrange que j'hésite à faire le sacrifice d'une vie fragile et d'une santé languissante pour une cause à laquelle j'avais déjà donné toute ma jeunesse. De nouvelles réflexions m'ont enfin contraint à modifier ma résolution.

«Mon fils, dans l'ignorance où il était de son vrai rang, allait se laisser entraîner dans un genre d'existence qui était en harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions de sa maison. «Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient connu mon frère avaient disparu, qu'il n'était pas nécessaire que tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans avoir dissipé tout soupçon sur ce crime, il en resterait pour ma famille une tache plus noire que la faute qu’il a expiée si terriblement. Pour ces motifs...

Le bruit de plusieurs pas lourds qui éveillaient les échos de la vieille maison interrompit Lord Avon.

En entendant ce bruit, sa figure prit un degré de plus de pâleur et il regarda piteusement sa femme et son fils.

-- On vient m'arrêter, s'écria-t-il. Il faudra que je me soumette à l'humiliation d'une arrestation.

-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir Lothian Hume.

-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison où j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, répondit une voix de basse taille.

Et au même moment, nous vîmes dans le corridor le corpulent squire Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache à la main.

Il avait à côté de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables de campagne qui regardaient par-dessus son épaule.

-- Lord Avon, dit le squire, en qualité de magistrat du comté de Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arrêt contre vous en raison de l'assassinat prémédité de votre frère, le capitaine Barrington, en l'année 1786.

-- Je suis prêt à me disculper de l'accusation.

-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant qu'homme et comme étant le squire de Rougham-Grange, je suis enchanté de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montré la queue de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre coupable d'un acte pareil.

-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi innocent que vous et je puis le prouver.

-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une solide serrure seront les meilleures précautions pour que Lord Avon se présente lorsqu'on le convoquera.

La figure hâlée du squire prit une teinte d'un pourpre foncé quand il s'adressa au Londonien.

-- Est-ce que vous êtes le magistrat du comté, monsieur?

-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James.

-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils à un homme qui remplit ces fonctions depuis près de vingt ans? Quand je ne suis pas sûr de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc avec qui je puis conférer et je n'ai pas besoin d'autre assistance.

-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas l'habitude d'être pris à partie si vivement.

-- Je ne suis pas non plus habitué à me voir interrompre dans l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en qualité de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis toujours prêt à soutenir mes opinions.

Sir Lothian s'inclina.

-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai des intérêts de la plus grande importance engagés dans cette affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est organisé ici un complot qui vise ma position comme héritier de Lord Avon. Je demande à ce qu'il soit mis en lieu sûr jusqu'à ce que cette affaire soit éclaircie et je vous requiers en votre qualité de magistrat d'exécuter votre mandat.

-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'écria le squire. Je voudrais bien avoir auprès de moi mon clerc Johnson et je ne demande qu'à vous traiter avec tous les égards que la loi autorise et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invité à m'assurer de votre personne.

-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggérer une idée, dit mon oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du magistrat, il sera réputé sous la garde de la loi, et cette condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham- Grange.

-- Rien de mieux, s'écria le squire avec empressement. Vous allez loger chez moi jusqu'à ce que cette affaire s'en aille en fumée. En d'autres termes, Lord Avon, je me déclare responsable, comme représentant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sûr, jusqu'au jour où l'on me demandera de vous produire en personne.

-- Vous avez vraiment bon coeur, James.

-- Ta! ta! je ne fais que me conformer à la loi. J'espère, Sir Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections à faire à cela?

Sir Lothian haussa les épaules et jeta un regard noir au magistrat. Puis s'adressant à mon oncle:

-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions nous rencontrer demain matin.

-- Avec plaisir, répondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur votre père, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tôt sera le mieux.

Ainsi se termina cette étrange conférence.

De mon côté, j'avais couru auprès de mon premier ami d'enfance et je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'étais heureux de sa bonne fortune, et il me répondait en m'assurant que quoi qu'il pût lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi.

Jim Harrison, boxeur Page 78

Arthur Conan Doyle

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