Ma femme est allée hier soir chercher mon fils pour le ramener auprès de son malheureux père.

Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon oncle qui y mit fin.

-- Vous avez été l'homme le plus cruellement traité du monde, Ned, dit-il. Plaise à Dieu que nous ayons de nombreuses années pour vous indemniser, mais malgré tout nous sommes, à ce qu'il me semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux frère a trouvé la mort.

-- Cela a été un mystère pour moi, autant que pour vous pendant dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est révélé. Avancez, Ambroise, et faites votre récit avec autant de franchise et de détails que vous me l'avez fait à moi-même.

XXI -- LE RÉCIT DU VALET

Le valet avait quitté le coin sombre de la pièce où il était resté dans une immobilité telle que nous avions oublié sa présence.

Alors, à cet appel de son ancien maître, il vint se placer en pleine lumière et tourna de notre côté sa figure blême.

Ses traits d'ordinaire impassibles étaient dans un état d'agitation pénible.

Il parlait lentement, avec hésitation, comme si le tremblement de ses lèvres ne lui permettait pas d'articuler ses mots.

Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de cette émotion extrême il conservait cet air de déférence qui distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se suivaient sur ce ton sonore qui avait attiré mon attention dès le premier jour, celui où la voiture de mon oncle s'était arrêtée devant la maison paternelle.

-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai péché dans cette affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois qu'une manière de l'expier, elle consiste dans la confession pleine et entière que mon noble maître Lord Avon m'a demandée.

«Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous paraisse, est la vérité absolue, incontestable, au sujet de la mort mystérieuse du capitaine Barrington.

«Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation éprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la situation qu'occupait le capitaine Barrington. «Vous estimez que le fossé qui les sépare est trop large.

«Gentlemen, je puis vous le dire, un fossé qui peut être franchi par un amour coupable, peut l'être aussi par la haine coupable et le jour où ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du prix à la vie, je jurai à la face du ciel que je lui ôterais cette existence impure, bien que cet acte fût le plus mince acompte de ce qu'il me redevait.

«Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de faire dans la même situation.

Nous étions tous stupéfaits de voir la nature ardente de cet homme se faire jour avec évidence au travers de la contrainte artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en échec.

On eût dit que sa courte chevelure noire se hérissait. Ses yeux flamboyaient dans l'intensité de son émotion. Sa figure exprimait une malignité haineuse que n'avait pu atténuer la mort de son ennemi, ni le cours des années.

Le serviteur plein de discrétion avait disparu, il ne restait plus à la place que l'homme aux pensées profondes, l'être dangereux, capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus vindicatif.

-- Nous étions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un hasard fatal mit cet homme sur notre chemin.

«Par je ne sais quels vils artifices il la détacha de moi.

«J'ai entendu dire qu'elle n'était pas, tant s'en faut, la première et qu'il était passé maître en cet art. «La chose était accomplie que je ne me doutais pas encore du danger. Elle fut abandonnée, le coeur brisé, son existence perdue et dut rentrer dans la maison où elle apportait la honte et la misère.

«Je l'ai vue depuis et elle me dit que son séducteur avait éclaté de rire quand elle lui avait reproché sa perfidie et je lui jurai que cet homme paierait cet éclat de rire avec tout son sang.

«J'étais dès lors domestique, mais je n'étais pas encore au service de Lord Avon.

«Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensée qu'il m'offrirait l'occasion de régler mon compte avec son frère cadet. Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car bien des mois se passèrent avant que la visite à la Falaise royale me donnât la chance que j'espérais le jour et dont je rêvais la nuit.

«Mais quand elle se présenta, ce fut dans des conditions plus favorables à mes projets que je n'eusse osé y compter.

«Lord Avon croyait être seul à connaître les passages secrets à la Falaise royale. En cela il se trompait.

«Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les projets que j'avais formés.

«Je n'ai pas besoin de vous dire en détail comment un jour que je préparais les chambres pour les invités, une pression fortuite sur un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une étroite ouverture dans le mur.

«Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait dans une chambre à coucher plus grande.

«C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas davantage pour mon projet.

«L'arrangement des chambres m'avait été confié. Je pris mes mesures pour que le capitaine Barrington occupât la grande chambre et moi la plus petite. J'arriverais près de lui quand je voudrais et personne ne s'en douterait.

«Il arriva enfin.

«Comment vous décrire l'impatience fiévreuse où je vécus jusqu'à ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais combiné mes plans.

«On avait joué pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et un jour à compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme.

«On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. À toute heure j'étais prêt à servir, si bien que ce jeune capitaine dit avec un hoquet que j'étais le modèle des domestiques.

«Mon maître me dit d'aller me coucher. Il avait remarqué la rougeur de mes joues, l'éclat de mon regard et mettait tout cela sur le compte de la fièvre.

«Et en effet, c'était bien la fièvre qui me tenait, mais cette fièvre-là, il n'y avait qu'un remède pour en venir à bout.

«Alors enfin, à une heure très matinale, je les entendis remuer leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer.

«Lorsque j'entrai dans la pièce pour recevoir mes ordres, je m'aperçus que le capitaine Barrington avait déjà gagné son lit tant bien que mal.

«Les autres s'étaient également retirés et je trouvai mon maître seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes éparpillées.

«Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colère, et cette fois-là je lui obéis.

«Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme.

«Je savais que si je me trouvais face-à-face avec lui, je pourrais l'étrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire le moindre bruit.

«Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand couteau à lame droite que je repassai sur ma botte.

Jim Harrison, boxeur Page 76

Arthur Conan Doyle

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