C'était donc là l'ennemi par excellence, celui que mon père avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve.

Pour mon imagination d'enfant, c'était une affaire d'honneur d'homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant, roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années.

Ce fut seulement après mon entrée à l'école de grammaire que je compris combien il y avait de petits garçons dont les pères étaient dans le même cas.

Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père revint à la maison.

Par là, vous voyez ce que c'était d'être la femme d'un marin en ce temps-là.

C'était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous établir à Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider à gagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent.

Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par ses récits de batailles et je me souviens, comme si c'était d'hier, de l'épouvante que j'éprouvai en voyant une tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant.

À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du corps d'un Français ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête.

Ma mère pleura amèrement après son départ.

Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses culottes blanches s'éloigner par l'allée du jardin, car je sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d'enfant, que nous étions plus près l'un de l'autre, quand nous étions ensemble, elle et moi.

J'étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth, pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis.

Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de là.

Le motif de notre déménagement, c'était qu'on vivait à meilleur marché à la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mère de garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait à distance du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser à recevoir

C'était une époque d'épreuves pour tout le monde, excepté pour les fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu'ils pouvaient, à ce que j'ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur rapportait le reste.

Le blé se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de quatre livres un shilling neuf pences.

Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage de Friar's Oak sans la part de prises revenant à l'escadre de blocus sur laquelle servait mon père.

La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest n'avait guère que de l'honneur à gagner. Mais les frégates qui les accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de leurs prises était réparti au marc le franc.

Mon père fut ainsi a même d'envoyer à la maison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à l'école que dirigeait Mr Joshua Allen.

J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait.

Ce fut à l'école d'Allen que je fis la connaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appelé. Il était le neveu du champion Harrison, de la forge du village.

Je me le rappelle encore, tel qu'il était en ce temps-là, avec ses grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête à toutes les femmes qui passaient.

C'est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue d'un livre, et de son côté, il m'enseigna la boxe et la lutte, il m'apprit à chatouiller la truite dans l'Adur, à prendre des lapins au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi leste qu'il avait le cerveau lent.

Mais il était mon aîné de deux ans, de sorte que longtemps avant que j'aie quitté l'école, il était allé aider son oncle à la forge.

Friar's Oak est situé dans un pli des Dunes et la quarantième borne milliaire entre Londres et Brighton est posée sur la limite même du village.

Ce n'est qu'un hameau, à l'église vêtue de lierre, avec un beau presbytère et une rangée de cottages en briques rouges, dont chacun est isolé par son jardinet.

À une extrémité du village se trouvait la forge du champion Harrison, à l'autre l'école de Mr Allen.

Le cottage jaune, un peu à l'écart de la route, avec son étage supérieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie fixés dans le plâtre, c'est celui que nous habitions.

Je ne sais s'il est encore debout.

Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit propre à subir des changements.

Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, était située l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John Cummings.

Ce personnage jouissait d'une très bonne réputation locale, mais quand il était en voyage, il était sujet à d'étranges dérangements, ainsi qu'on le verra plus tard.

Bien qu’il y eut un courant continu de commerce sur la route, les coches venant de Brighton en étaient encore trop près pour faire halte et ceux de Londres trop pressés d'arriver à destination, de sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisée, d'une roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif des gens du village.

C'était juste l'époque où le prince de Galles venait de construire à Brighton son bizarre palais près de la mer.

En conséquence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'écoulait pas un jour que nous ne vissions défiler à grand bruit, devant nos portes, une ou deux centaines de phaétons.

Le petit Jim et moi, nous avons passé maintes soirées d'été allongés dans l'herbe à contempler tout ce grand monde, à saluer de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu d'un nuage de poussière et les postillons penchés en avant, les trompettes retentissantes, les cochers coiffés de chapeaux bas à bords très relevés, avec la figure aussi cramoisie que leurs habits.

Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait à haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient ses gros membres mal articulés, ses épaules disloquées, ils l'auraient peut-être regardé de plus près et lui auraient accordé leurs encouragements.

Le petit Jim n'avait connu ni son père ni sa mère, et toute sa vie s'était écoulée chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, c'était le forgeron de Friar's Oak.

Il avait reçu ce surnom, le jour où il avait combattu avec Tom Johnson, qui était alors en possession de la ceinture d'Angleterre, et il l'aurait sûrement battu sans l'apparition des magistrats du comté de Bedford qui interrompirent la bataille.

Jim Harrison, boxeur Page 04

Arthur Conan Doyle

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